- Votre documentaire « Diaries from Lebanon », projeté au Festival du Film de Marrakech, explore les cicatrices du Liban avant l’offensive israélienne, marquées par la guerre civile. Qu’est-ce qui vous a poussée à filmer ce moment charnière ?
Mon film raconte la souffrance du Liban avant l’offensive israélienne, car il s'arrête en 2022. Avec le recul, il prend aujourd'hui l’aspect d'un film sur l’avant-guerre, car il saisit les dernières années avant l’offensive israélienne. Ce qui m'a poussé à le faire, c’est ma colère face à l'injustice vécue par le peuple libanais, ma famille, mes proches, dans un pays constamment plongé dans la guerre, où l’espoir d’un lendemain meilleur est toujours déçu.
L'injustice des politiciens au pouvoir, depuis 40 ans, m’a profondément marquée. En 2017, quand j’ai commencé à filmer, il y avait un frémissement d'espoir. Les gens se révoltaient, cherchaient à changer, et c’est là que j’ai commencé à suivre Joumana Haddad, qui se lançait en politique, et Georges, qui représentait l’antithèse, celui du passé, toujours présent, sans réponse, entravant l'avenir.
Le titre de votre film évoque une intimité profonde, capturée à travers des portraits de protagonistes qui, bien qu'amateurs, ont su transmettre leur réalité avec une intensité rare. Qu'est-ce qui vous a poussée à choisir ces voix pour donner vie au récit ?
« Diaries from Lebanon » est un film intime, né de mon regard, de mon vécu. J'ai voulu raconter les dernières années du Liban non pas à travers le prisme des médias, mais par mes propres yeux, de l'intérieur. En suivant ces trois personnages, je suis devenue, à ma manière, un quatrième personnage du film. C’est pour cela que le titre est « Diaries » (un journal intime).
Les personnages se sont choisis, ou plutôt, nous nous sommes choisis mutuellement. Joumana, par exemple, je l’ai rencontrée en 2018, lors de sa campagne électorale. Ce qui m’a frappée chez elle, c'est qu'elle portait mes rêves, mes attentes politiques et sociales. Je me suis dit : J’aimerais qu’elle me représente au Parlement.
Quant à Georges, il est la continuité de ma précédente production, où j’avais filmé mon oncle et ses amis, anciens combattants de la guerre. Avec Georges, je voulais continuer à comprendre ce passé, cette guerre civile, il incarne donc cette mémoire douloureuse. Il dit avoir été le premier à tirer sur le bus qui a marqué le début de la guerre civile, et à travers lui, je cherche encore à comprendre cette époque. Et puis, il y a Perla, qui est arrivée plus tard. Elle est devenue, presque sans que je m’en rende compte, un personnage central. Elle incarne l’avenir, l’espoir de changement à travers les rues.
- Les protagonistes de votre oeuvre, George, Joumana et Perla-Joe, ont des personnalités très différentes. Quels défis avez-vous rencontrés pour établir une connexion avec chacun d’eux et les amener à se livrer aussi intimement devant la caméra ?
Les trois personnages, Georges, Joumana et Perla, sont chacun un défi différent. Georges, avec son côté rebelle, m’a demandé de gagner sa confiance, de créer un espace intime où il pouvait se livrer. Le fait que ma famille vienne du même quartier que lui a facilité cette connexion. Avec Joumana, c’était un autre challenge : figure publique et politicienne, elle avait l'habitude de la caméra médiatique, mais il a fallu la convaincre de laisser tomber son masque pour un cinéma plus intime. Et puis, il y a Perla, la rebelle par excellence, pour qui il ne faut pas demander, mais capturer l'instant, être là au bon moment. Perla et moi venons du même quartier, avec une situation sociale similaire.
Cela a facilité notre connexion, car je comprenais ce qu’elle vivait. Cette complicité a créé une vraie intimité et une confiance. Quand elle se rebellait, je la regardais et lui rappelais qu'on faisait ce film ensemble, pour raconter notre histoire. Le moment où elle se retourne vers moi et me dit : « Ta caméra me sauve », marque le moment où le film devient vraiment le nôtre. Chacun m’a donc poussée à m’adapter à leur rythme et à leur univers.
- Parmi tous ces instants capturés, y en a-t-il un qui, comme une empreinte indélébile, est resté ancré dans votre mémoire ?
Parmi les instants que j'ai filmés, il y en a plusieurs qui sont restés gravés dans ma mémoire, comme celui où George sort dans la nuit. Il s'arrête dehors, seul, et lève les yeux vers le ciel. C'était juste après l'explosion. L'air était lourd, presque palpable, une oppression étrange. Il se tient là, dans un silence suspendu, comme si le monde entier retenait son souffle. Ce moment-là, ce regard vers le ciel, c'était comme s'il redevenait un animal, presque sauvage, à l'intérieur de cette nuit silencieuse.
Il y a aussi la scène avec Perla, la dernière fois où elle chante sur le toit de la maison. Ce moment est d'une grande importance pour moi, car il survient après une journée marquée par le deuil, un an après l'explosion. Nous avons vécu cette journée ensemble, une commémoration silencieuse mais lourde de sens. Et là, dans cet instant suspendu, elle a choisi de se connecter au monde de cette manière, en chantant. C'était un geste fort, un symbole de résilience et de liberté.
Enfin, il y a Jumana, ce moment où je l’ai filmée derrière le bar. C’est une scène qui me touche profondément, car j'ai pu capter l’essence même de sa reconstruction. Il y a une force dans son énergie, un témoignage silencieux de la manière dont elle s'est relevée, un peu comme si chaque image était une petite victoire sur la souffrance, une affirmation de vie.
- Comment avez-vous abordé la question délicate de filmer la souffrance humaine sans tomber dans le pathos ou l'exploitation ?
Capturer la souffrance humaine sans tomber dans le pathos, c’est avant tout une question de distance. Je me souviens d’une femme en pleurs sur le port, entourée de ceux qui réclamaient justice pour leurs proches. La douleur était palpable, mais il fallait trouver la juste distance pour filmer sans envahir son intimité. Trop proche, cela serait devenu une intrusion ; trop éloigné, cela aurait effacé la profondeur de son émotion. Ce moment, je voulais le filmer avec respect, sans en faire un spectacle.
À travers la caméra, ce que je cherche, c’est une forme de justice. Pas celle du jugement, mais celle du regard. La caméra devient un témoin discret qui capte la vérité sans jamais violer la dignité de ceux qu’elle filme. C’est cet équilibre fragile qui permet de rendre hommage à la souffrance tout en préservant l’humanité de ceux qui la portent.
- Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels les femmes libanaises sont confrontées aujourd'hui, en particulier dans un contexte socio-politique aussi complexe ?
Les femmes libanaises ont toujours affronté des défis, mais aujourd’hui, leur plus grand combat est de porter seules la responsabilité de leur famille. Depuis la crise économique, elles jonglent entre élever leurs enfants, s'occuper de leurs parents, travailler, tout en portant le poids d’une société qui a perdu ses économies. Une génération de femmes se trouve à prendre soin de l’autre, dans l’ombre, sans que leurs sacrifices soient toujours reconnus. Leur dignité et résilience sont pourtant palpables, malgré l'absence de reconnaissance.
- Comment avez-vous vécu la réaction intense du public et ce soutien palpable envers le peuple libanais ?
J’ai été profondément ému de voir, au Maroc, l'intérêt que le public portait à la situation au Liban. Je ne savais pas à quel point ils suivaient de près ce qui se passait, mais j'ai été touchée de voir qu’ils connaissaient bien les événements, les années que j’avais filmées, et même Joumana. Cela m’a rappelé le pouvoir de la chanson du Printemps arabe, qui résonne partout dans le monde arabe pendant les révolutions. Ce lien, cette conscience collective, nous rapproche tous, peu importe les distances. Et je crois que c’est là notre force – une force qu’on pourrait utiliser encore mieux, ensemble, pour avancer.
- Comment avez-vous vécu votre expérience au Maroc, lors du Festival international du film de Marrakech ?
L'expérience marocaine a été absolument inoubliable. C'était ma première fois au Festival de Marrakech, et je dois dire que c'était une véritable révélation. Marrakech, avec sa magie, parvient à réunir d'une manière unique le grand public et les professionnels du cinéma dans des salles toujours pleines. Il y a quelque chose de profondément émouvant dans cette énergie partagée.
- Quels sont vos projets futurs en tant que réalisatrice ? Envisagez-vous de continuer à explorer des thèmes liés au Liban ?
Mes projets futurs restent ancrés dans le Liban, car c'est un sujet qui me touche profondément. Malgré la lourdeur de ces thèmes, je n'arrive pas à m'en détacher. Je cherche encore à comprendre ce qu'on vit, l’intime et le politique qui s’entrelacent. Je travaille sur un documentaire concernant la géopolitique à travers l'amitié entre un réalisateur iranien et moi, une coréalisation libano-iranienne. En parallèle, je relance un projet de fiction, « Comedia », suspendu à cause des événements au Liban. Il aborde la corruption et comment la femme peut proposer un autre avenir.
Recueillis par
Mariem LEMRAJNI
Mariem LEMRAJNI